Les Kidultes

Le jeu est reconnu depuis des années comme étant indispensable au bon développement de l’enfant. Il leur permet de renforcer leurs compétences motrices, cognitives, sociales et émotionnelles et leur permet de développer leur créativité et leur imagination, les aidant ainsi à construire l’adulte qu’ils seront demain. Selon le livre blanc publié par la Fédération du Jouet et de la Puériculture avec le soutien de la FCJPE et de l’ACFJF, les enfants passeraient en moyenne 1h24 à jouer en France. C’est leur activité n°1 à laquelle ils s’adonnent après les activités qui répondent à leurs besoins primaires comme dormir, manger, boire et aller à l’école. Mais finalement, jouer ne semble pas s’arrêter aux frontières de l’enfance, puisque depuis quelques années, on observe un phénomène qui ne cesse de grandir et de prendre de l’ampleur, celui des Kidultes, ces adultes qui ont gardé leur âme d’enfant et prennent encore du plaisir aujourd’hui à jouer ou collectionner. Une aubaine pour le secteur du jouet qui souffre aujourd’hui d’une baisse de la natalité mais qui profite de cette cible de passionnés. Véritable locomotive pour le marché, ils représentent aujourd’hui une part de 30% avec une progression de 7% de fin septembre 2022 à fin septembre 2023.

Mais alors qui sont ces Kidultes ?

Si initialement ces personnes jouant à des jeux étaient souvent stigmatisées, la place du loisir a grandement évolué pour devenir aujourd’hui un moteur de bien-être, permettant de s’éloigner des écrans et de d’échapper au climat social un peu trop anxiogène.

Le confinement a amplifié ce phénomène de recentrage sur soi et sur le jeu. Une très large majorité de personnes a bénéficié de temps pour se retrouver, jouer avec leurs enfants, sortir d’une routine imposée ou renouer avec leurs anciennes passions . Le besoin d’être en lien a aussi été moteur de cette dynamique ce qui fait que le confinement a été le théâtre d’une démocratisation des jeux multi-joueurs, collaboratifs et immersifs. Néanmoins, ce n’est pas la fin de la pandémie qui a signé l’arrêt de ces types de jeux, bien au contraire. Si la pandémie a permis une hausse de 63% du marché du puzzle selon les panelistes du cabinet NPD avec plus d’un million de boîtes vendues, l’après Covid a même confirmer cette tendance du retour massif aux jeux et loisirs. La multiplication des jeux créatifs, expériences immersives, bars à jeux ou encore la hausse de la fréquentation des parcs d’attraction mettent ainsi en exergue le besoin pour chacun de s’amuser et d’éprouver de la légèreté au quotidien.

L’émergence quasi-simultanée du JOMO (Joy of missing out) a été le témoin d’un besoin de ralentissement du temps et du désir de se recentrer sur soi ainsi que sur ses réelles envies, le tout à son propre rythme. Ainsi est apparu une multitude d’offres relatives au « slow living » et à la reconnexion répondant alors au besoin de renouer avec ses émotions profondes.

Le jeu est alors apparu comme source de spontanéité et support de ressentis, d’émotions mais aussi de vulnérabilité. Les regards se sont portés vers les jeux vintages et les grands classiques qui proposaient des gameplay plus longs, lents et complexes rendant les parties réellement immersives.

Le retour au plaisir a caractérisé cette période si particulière et son maintien semble aujourd’hui la priorité du plus grand nombre. Un plaisir léger, presque infantile renouant avec « l’enfant intérieur » présent chez chacun d’entre nous pour faire face à un climat anxiogène. Le contexte actuel est en effet difficilement compréhensible pour la plupart avec une situation géopolitique complexe, la montée en puissance de multiples questions sociétales et la prise de conscience relative à l’urgence climatique. Ce contexte global incite les adultes à trouver du réconfort dans le jeu. Cette apparente régression nostalgique a été décrite par le sociologue Rémi Oudghiri dans son ouvrage « Ces adultes qui ne grandissent jamais ».

De plus, avec un changement de conception relative à la place qu’occupe le travail dans la vie de chacun ou la levée des tabous autour de la pression sociale et sociétale (on peut par exemple évoquer la prise de parole des jeunes mères concernant la réalité du post partum) , les adultes montrent plus que jamais leur besoin de se détendre et de se libérer de la charge mentale du quotidien. Le loisir apparaissant alors plus que jamais comme pilier à l’épanouissement personnel.

Le réconfort d’une petite madeleine de Proust n’est donc pas de refus, et on observe ainsi depuis quelques années un important retour des objets du passé dans les modes de consommation. Le succès grandissant des licences renvoyant à l’enfance (dont la progression de 8% de 2021 à 2022 avait été constaté par la Revue du jouet), la réédition d’anciens jeux comme la version “Voyage autour du monde” de Monopoly , les tendances graphiques populaires des années 2000 (l’esthétique à la fois nostalgique et futuriste “Y2K” a d’ailleurs été considérée comme une des grandes tendances graphiques de 2024) ou encore le nouvel art de vivre « néo-vintage » tendent à concilier modernité et réconfort.

De plus si le rôle du jouet pour les enfants est de développer leur créativité, leur motricité, leur faire découvrir l’altérité ou la responsabilisation, le jeu pour adulte sert avant tout à sacraliser le temps pour soi consacré au loisir et à se dépasser et explorer ses limites. Une illustration de cette fonction serait le team building. En effet, dans ce cadre, le jeu est explicitement présenté comme une aide à la productivité et la coopération (interindividuelle) en entreprise. On s’éloigne ainsi de la dichotomie loisir pour enfant / réalité pour adultes.

En effet, le Tracker Junior City de 2021 qui posait l’affirmation « le jeu est réservé aux enfants » a reçu « NON » comme réponse à 59% et 3 adultes sur 10 se révélèrent consommateurs de jouets.

Si la réponse à cette demande ne se limitait au départ qu’aux boutiques de gaming ou aux commerces spécialisés, les marques ont aujourd’hui pleinement saisi l’opportunité de créer une offre variée dédiée aux adultes : jeux de cartes, de plateau, de construction, de création, d’exposition, de stratégie, etc.
Les kidultes, ces adultes qui jouent, sont donc actuellement sur le devant de la scène aussi bien pour la presse que pour les marques.

 

L’ère d’une reconnaissance sur le marché

Des bouts de rayons se sont développés, puis des sections de magasins et aujourd’hui on retrouve des catalogues spécialisés pour adultes à l’occasion des fêtes à l’instar de JouéClub et KingJouet qui ont chacun édité leur catalogue pour les adultes.

L’offre continue de se développer également. A titre d’exemple, si on retrouvait surtout des Funko pop ou du merchandising associé aux licences gaming chez les distributeurs, on constate une diversification des produits. Et malgré des inégalités géographiques qui demeurent, certaines grandes surfaces comme Leclerc ou Cora se sont montrées proactives en matière de disponibilité des jouets Collectors.

Toutes les marques se ruent désormais vers une (ré)édition de leurs produits au format adultes tels que les jeux de plateau Monopoly qui proposent des versions complexifiées, digitales, ou bien en collaboration avec d’autres marques. Les grands champions sont les jeux de société, les marques historiquement implantées mais aussi les licences. En ce sens, la plateforme Appinio a évalué en 2023 dans son article “Jouets en France : au-delà du plaisir, comprendre les tendances d’achat”, les préférences relatives aux types de jeux acquis par les adultes. 35% d’entre eux achètent des puzzles et casse-tête tandis que 25% se tournent vers les loisirs créatifs .

On observe également l’importance des collections, des collectables et des mini mondes pour les adultes qui permettent aux consommateurs de réellement s’approprier les gammes de jouets.

Il s’agit par ailleurs d’une course entre les distributeurs qui créent des offres toujours plus personnalisées et adaptées à cette cible qui semble tout juste être découverte : digitalisation des catalogues, développement des communications multicanales et même live Twitch pour présenter les nouveaux stocks.

Une cible avec le poids du marché du jouet sur les épaules

En l’état actuel des choses et dans le contexte de baisse du secteur du jouet, les kidultes se sont imposés comme (potentiels) sauveurs de l’industrie. En effet, si la Revue du jouet enregistrait en septembre 2023 de baisses significatives du côté des jeux premiers âges et préscolaires (-4,8% par rapport à 2022) ou du côté des poupées qui voyaient également une baisse de 3,3%, les puzzles et jeux de société, eux, étaient en hausse de 1,9%. Au total, le secteur jeu adulte représente 30% des parts de marché et donne donc naturellement le La sur les tendances .
Cette croissance s’explique dans un premier temps par la baisse de la natalité en France. En effet, le nombre d’enfants par femme diminue depuis 5 ans au sens des études de l’INSEE. A titre d’exemple, si en 2021 le nombre d’enfant par femme était estimé à 1.84, il est passé à 1.83 en 2022. Ainsi, la clientèle jeunesse se raréfie quelque peu et laisse place aux adultes qui se mettent de plus en plus aux jeux.

Enfin, dans un second temps, la croissance du secteur semble s’expliquer par le comportement d’achat des kidultes qui font des emplettes de manière moins saisonnière, plus compulsive et avec un budget disponible plus conséquent. Les leviers de passage à l’achat relèvent principalement du divertissement dans 72% des cas, de la détente à 55% et de la nostalgie à 25% au sens de l’article Appinio cité précédemment.

Justifiés par l’importance du bien-être, du développement et du loisir, les jouets deviennent presque des achats de première nécessité. Ce besoin de s’amuser se confirme en magasin. Pour exemple, la direction de King Jouet a indiqué une progression de 18% du secteur Kidulte dans ses rayons.

Sur les packagings, les âges sont mis en évidence, les designs sont plus professionnels et les matériaux plus réalistes et recherchés. Au-delà de fournir un temps d’évasion et de divertissement, ces objets acquièrent aujourd’hui une fin décorative mais également de collection. Nous pouvons illustrer cette tendance aux travers par exemple des bouquets de fleurs LEGO qui avaient fait parler d’eux notamment sur les réseaux sociaux lors de la Saint Valentin. En effet, les compositions florales de la marque (qui a alors crée un nouveau secteur dédié) ont été très bien accueillies étant donné leur immortalité et l’esthétique à la fois réaliste et décalée qu’elles offraient. La marque a également travaillé la construction d’un lifestyle et d’une viralité autour de cette gamme pour que les compositions de fleurs soient associées plus a de la décoration qu’a un jeu de construction. Le rendu final parait comme plus « crédible », plus réaliste justifiant ainsi un prix de vente plus élevé que celui de sa version destinée aux enfants.

Concernant le prix de vente de l’objet, l’effet IKEA (démontré en 2011 par l’Université d’Harvad) tend à justifier l’accroissement des budgets relatifs aux DIYs (do it yourself) et jeux de constructions. Ce biais cognitif consiste en une surévaluation de la valeur d’un bien ou d’une idée lorsque nous en sommes l’auteur. Autrement dit, un produit crée, monté ou assemblé par nos soins verra sa différence de prix justifié par le besoin d’accomplissement et de valorisation des individus. Le secteur du jouet utilise d’ailleurs fréquemment ce mécanisme pour proposer au consommateur des jeux et décors à faire soi-même ou encore des figurines de plateau à peindre.

Ces réalisations sont ensuite souvent partagées sur les réseaux sociaux où se créent de véritables communautés de joueurs et de fan de jeux en tout genre : Facebook héberge de nombreux groupes tels que PuzzleMania ou les gens partagent leurs puzzles réalisés, Instagram comptabilise plus de 550 000 publications sous l’hashtag “lpsphotography” et TikTok comporte une grande communauté d’utilisateurs adeptes des Unboxings, catégorie également très populaire sur Youtube ou sur Twitch. Des influenceurs se spécialisent alors dans la recherche de figurines, la restauration de jeux vintages ou encore dans la création d’histoires.

Un autre pan du marché se développe actuellement avec une panoplie de jeux transgressifs et décalés pour animer les moments entre amis. Blanc-manger Coco, JUDUKU, Make it meme ou encore LimiteLimite, ces jeux d’ambiance ont grandement été démocratisés grâce à Youtube et l’explosion des “feat and fun” sur la plateforme. Aujourd’hui, ils sont présents sur la plupart des réseaux sociaux et entretiennent une proximité basée sur l’humour avec leur clientèle.

Les marques sont donc désormais amenées à devoir innover et à se réinventer pour cibler et satisfaire une clientèle plus âgée à la recherche d’évasion et de temps consacré à soi. Si des marques comme LEGO n’ont eu aucun mal à prendre de l’avance sur ce marché au travers de collaborations avec d’autres licences telles que Star Wars ou Marvel, certaines autres enseignes restent timides ou s’éloignent de leur univers de base.

Les jeux pour Kidultes se sont ainsi imposés comme le pan incontournable du secteur du jouet jusqu’à obtenir leur FAN ZONE au sein du Preshow Noël de Deauville, salon professionnel qui se tiendra cette année du 18 au 22 novembre 2024.